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Alice était assise par terre en tailleur dans la chambre de Tom, avec autour d’elle ses affaires entassées dans des cartons et des valises ; elle attendait que Tom revienne avec la camionnette de location. Jimmy avait déjà trouvé place dans sa boîte de transport en plastique ; elle avait pris la précaution de l’y prendre au piège une demi-heure à l’avance, et il formait maintenant une boule de fourrure boudeuse et gauche, résignée à l’indigne perspective de se voir trimbaler ailleurs. Elle aurait voulu pouvoir lui dire que sa privation de liberté n’était que temporaire et que, de toute façon, c’était pour la bonne cause, puisqu’on rentrait à la maison.
La sonnette de la porte d’entrée retentit bruyamment, et elle traversa lentement l’appartement, s’attendant à trouver Tom sur le seuil. Mais à sa grande surprise, c’était un facteur.
« Alice Hazledine ? Un recommandé pour vous. Signez ici. »
Il lui tendit un gros paquet carré dans un emballage rembourré couleur orange vif. Elle le saisit sans comprendre ce que c’était, et ce ne fut qu’au moment de refermer la porte qu’elle remarqua l’adresse qui figurait en petits caractères sur l’étiquette. Elle déchiffra les mots Archives littéraires, puis rue de quelque chose, Luxembourg. Le poids de l’objet lui apprit le reste.
Elle revint dans la chambre où l’attendaient ses affaires et son chat, et déchira le papier d’emballage. Il contenait bien son manuscrit. Apparemment, personne ne l’avait lu, ni même regardé, car il était toujours entouré des mêmes élastiques : une bande large dans un sens, deux plus minces dans l’autre sens, soigneusement disposées de façon que le titre et le nom soient bien visibles (une des recommandations énumérées dans la brochure).
On avait glissé sous les élastiques un bout de papier de bonne qualité qu’elle s’empressa de dégager. Il était plié en accordéon, et toutes les pages se présentaient de manière identique, bien qu’elles fussent chacune rédigées dans un idiome différent : toutes les langues de l’Union européenne étaient représentées : français, allemand, grec, italien, tchèque, portugais, et ainsi de suite. Le texte anglais était à l’intérieur du troisième rabat. On y lisait :
Votre manuscrit n’a pas été retenu au titre des Archives européennes du Savoir et vous est donc retourné, sans frais de votre part, à l’adresse d’expédition.
Soyez assuré que personne n’a lu votre œuvre et qu’aucun jugement, négatif ou autre, n’a été formulé. Ce refus n’est motivé ou justifié par aucun critère littéraire, politique, ethnique, linguistique, moral, racial, religieux ou de nationalité de quelque nature que ce soit, et ne doit pas être considéré comme tel.
Ce rejet n’a pas été porté au registre, et les envois subséquents ne seront ni compromis, ni défavorablement influencés par lui.
Dans l’espoir que ce commentaire vous sera utile à l’avenir, votre œuvre a été refusée pour la ou les raisons suivantes (étant entendu que la ou les raisons données le sont sans intention d’offenser) :
Au-dessous, on avait écrit au stylo-bille :
« MANUSCRIT INTITULÉ
SIX FEMMES COMBATIVES (TITRE)
PAR ALICE HAZLEDINE (AUTEUR)
DÉJÀ PRÉSENTÉ. »
Une heure plus tard, alors que Tom conduisait la camionnette sur l’autoroute M4, elle lui raconta ce qui venait de lui arriver.
« J’en conclus que c’est bien un autre exemplaire de mon livre qui est entre leurs mains, déclara-t-elle. Même titre, même nom d’auteur ? Ce serait une trop grande coïncidence. Mais qui le leur a envoyé ? Je n’arrive pas à me décider, mais je penche quand même pour Gordon Sinclair. »
Tom ne répondit pas tout de suite. « Pour moi, fit-il enfin, c’est un coup de ton éditeur. Je te l’ai dit, ils font ça très souvent. À mon avis, dès qu’ils ont eu vent de tes problèmes avec l’Intérieur, ils en ont envoyé une photocopie au Luxembourg, par coursier, avant qu’on ne vienne le leur reprendre. Ils t’ont versé le solde de ton à-valoir, non ? Et le paiement a été fait sur-le-champ, sans aucun retard ? Vois-tu, une fois que le manuscrit est accepté par les gens de Luxembourg… »
Alice détourna la tête et reporta son regard sur les champs de céréales hivernales qui défilaient de part et d’autre de la route. Le ciel était gris, les nuages chargés de pluie. Dans la pénombre, elle distingua à peine l’élévation de terrain qui signalait la plaine de Salisbury. Le chat dormait dans sa caisse de transport, ou du moins se tenait tranquille en attendant la fin du voyage.
En traversant Ramsford en direction du cottage d’Alice, ils passèrent devant le marchand de journaux de la grand-rue. Un placard vantant le journal local affichait en gros titre :
« MEURTRE DE MILTON :
LA POLICE TIENT UN SUSPECT. »
Alice demanda à Tom de s’arrêter. Il se gara sur le bas-côté et l’attendit pendant qu’elle courait acheter le journal. Elle tendit la monnaie au vendeur et revint en courant à la camionnette sans jeter un coup d’œil à la une. Elle sentait une certitude prendre corps en elle. Une fois remontée à bord, elle ouvrit tout grand le quotidien pour que Tom en profite.
Le gros titre disait : Le fils d’Eleanor Traynor accusé de meurtre.
« Je savais bien que c’était lui ! cria Alice. Il s’est fait prendre ! Je t’avais bien dit que c’était lui qui avait fait le coup ! »
Penché sur le journal, l’air sérieux, Tom lisait le compte rendu.
« Il est seulement accusé, Alice. Il va falloir aller en justice. Ça va prendre des mois, et d’ici là…
— Oui, mais c’était lui ! Et en plus, c’est moi qui ai mis la police sur la piste ! »
Alice souriait joyeusement. Il y avait des semaines qu’elle n’avait pas trouvé le monde aussi gai.
« J’espère que tu leur as fourni des preuves.
— Non. Je n’ai même pas essayé !
— Alors, comment as-tu fait ?
— J’ai envoyé une lettre anonyme accusant Gordon. »
Tom fronça les sourcils.
« En quels termes ?
— Je disais que Gordon avait tué sa mère, et qu’il fallait lui demander où il se trouvait la nuit où elle a été assassinée.
— Et où se trouvait-il ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Il me semblait simplement qu’on devait lui poser la question. Manifestement, la réponse qu’il leur a donnée ne les a pas satisfaits. »
Alice avait envie de sauter à terre et de danser de joie. Elle se sentait complètement vengée. Naturellement, elle n’avait pas de preuves contre Gordon, et ne réussirait probablement jamais à tenir quoi que ce soit de concret sur lui, mais après tout, ce genre d’enquête, c’était le boulot de la police. Elle savait bien qu’on n’inculpe pas les gens sur la foi d’une simple lettre anonyme envoyée par un désaxé ; ce qu’elle savait en revanche, c’était que si la police nourrissait déjà des soupçons, une lettre pouvait fort bien les convaincre de convoquer le suspect, et de le mettre sur le grill. Les charges qu’ils avaient réussi à accumuler contre lui, quelles qu’elles soient, semblaient être assez nombreuses pour conduire à son arrestation.
Tandis qu’ils poursuivaient leur route vers le cottage, Tom lui fit la leçon : il était amoral d’envoyer des lettres anonymes, et rien ne pouvait justifier un tel acte, quel que soit le résultat obtenu. Alice, elle, contemplait les haies dénudées par l’hiver, les champs marron, le ciel de plus en plus bas en songeant : Je suis de retour au bercail !
Elle tapota le couvercle en plastique de la boîte de Jimmy pour le réveiller et lui montrer le paysage. Mais la boule de poils tout ébouriffée ne daigna même pas lever la tête.
Une heure plus tard environ, une fois qu’ils eurent déchargé et rentré toutes ses affaires dans la maison, puis lâché Jimmy pour le laisser explorer le jardin et le chemin, Alice repartit à Londres avec Tom, dans la camionnette. Là, elle alla chercher sa voiture dans sa petite rue d’Acton, embrassa affectueusement Tom, puis reprit à toute vitesse la route du Wiltshire.
Le chat l’attendait sur la pelouse, et miaula jusqu’à ce qu’elle lui donne à manger. Pour elle, elle mit à réchauffer de la soupe en boîte, puis écouta paisiblement la radio jusqu’à ce qu’il soit l’heure d’aller se coucher. Le chat était déjà sur le lit, attendant qu’elle vienne le rejoindre.
Douze jours plus tard, une enveloppe arriva du Luxembourg.
À l’intérieur, elle trouva une lettre l’informant que le manuscrit intitulé Cinq femmes sans histoires (titre) par Alice Stockton (auteur), avait été accepté et pris en dépôt par les Archives européennes du Savoir. Y était joint un récépissé bancaire pour la somme de 13 872.73 livres sterling.
Alice appela Tom pour lui annoncer la nouvelle.
« Tu comprends, maintenant ? lui dit-il.
— Absolument, répondit Alice. Si tu venais me voir à la fin de la semaine ? »
FIN
[1] William Cobbett (1763-1835) : journaliste et pamphlétaire anglais, auteur notamment d'un recueil de récits de voyages en Angleterre. Promenades rurales, qui lui fournit l’occasion de formuler un commentaire social. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
[2] Celia Fiennes (1662-1741) est également l’auteur d’un célèbre journal de voyages en Angleterre.
[3] Campaign for Nuclear Disarmement.
[4] Romancière et journaliste politique née en Irlande en 1892, féministe et militante de gauche.
[5] Minutes sténographiées des séances du Parlement britannique.
[6] Emergency Water Supply, c’est-à-dire « Bouche d'incendie ».
[7] Jane Carlyle (1801-1866) était l’épouse de l’écrivain écossais Thomas Carlyle. Sa correspondance est très célèbre en Grande-Bretagne.